Remarques sur les remarques sur la contestation du droit d'auteur

hadopilabs.png Les labs hadopi ont publié le 8 mai 2011 un billet passionnant signé par Serge Champeau, professeur de philosophie, intitulé "Remarques sur la contestation du droit d'auteur". S'il est heureux de constater que la réflexion avance doucement mais sûrement, quelques remarques méritent d'être formulées.

En préambule, l'auteur souligne que le débat au sein du groupe de travail internet et sociétés doit prendre en compte l'état actuel du droit positif et s'inscrire vis à vis de ce dernier entre deux limites que sont «la révérence (qui revient à renoncer à toute critique des concepts juridiques) et l’arrogance (dont la forme la plus bénigne est l’ignorance, et la plus grave le rejet de tout le corpus juridique existant, qui ne peut que marginaliser la réflexion en la renvoyant du côté de l’utopie).»

Cette précaution est certainement utile et invite en même temps à examiner si l'auteur lui-même la respecte dans la suite de son texte, car la sagesse traditionnelle aime à rappeler que le monde n'est pas tel que tu le vois, le monde est tel que tu es. Ces mots ne sont pas arrivés là par hasard.

À l'inverse de l'auteur, je place l'arrogance en second, car elle me semble moins dommageable tant dans son principe que ses conséquences. Le monde a été façonné par l'arrogance de toutes celles et ceux qui, trop sûrs d'eux, ont prétendu faire de leurs préjugés particuliers des vérités universelles, pour le meilleur et pour le pire dans des proportions globalement équivalentes. Vaincus il furent déclarés fous, vainqueurs génies visionnaires.

L'auteur commence par définir les deux tâches auxquelles les philosophes pourraient (devraient) contribuer, à savoir d'une part, préciser la définition juridique de l'utilité, l'originalité, la personnalité et la forme d'une œuvre et, d'autre part, fournir un éclairage historique qui devrait permettre de trouver un point d'équilibre entre les intérêts en jeu.

C'est à ce point que la lecture de cet article commence à générer un léger malaise. S'appuyer sur l'histoire pour trouver un point d'équilibre. L'essentiel du droit partage cet objectif, et le droit d'auteur ne faisait pas exception à son origine. On ne peut oublier qu'en 2008, un grand spécialiste américain du copyright, William Patry, écœuré, décidait de fermer son blog car à ses yeux, non seulement le droit d'auteur a perdu sa vocation première qui consistait à “encourager l’apprentissage et favoriser la création de nouvelles œuvres” mais de plus “sa principale fonction consiste désormais à préserver des modèles économiques qui ne fonctionnent plus, à supprimer de nouveaux modèles économiques et de nouvelles technologies.”

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Cela posé, Serge Champeau nous invite ensuite à «Comprendre la contestation du droit d'auteur». Mais assez rapidement, il n'est plus question de comprendre mais de «montrer à quel point la contestation du droit d’auteur est étonnante, dans nos sociétés, et plus encore aux États-Unis (où elle prend des formes exacerbées, qui se réclament, confusément, soit de théories libertariennes soit du… communisme !)» — le point d'exclamation en dit long.

L'effort de "compréhension" met ensuite en scène cinq situations graduellement caricaturales, bien entendu pour les réfuter aussitôt.

(a) Ce n'est pas parce que l'on peut faire quelque chose, que l'on doit le faire sans autorisation, c'est l'argument technique.

Je dis autorisation plutôt que régulation comme le fait l'auteur car l'histoire de l'humanité montre que, face à de nouvelles possibilités, la question ne s'est en réalité jamais posée de savoir s'il fallait ou non les utiliser, mais seulement quand et comment. Il n'en demeure pas moins qu'en soi l'argument est on ne peut plus pertinent. Les épouvantails retenus sont les biotechnologies et les marché financiers. Cela devrait rappeler que les débats au parlement européen lors de l'élaboration de la directive EUCD de 2005 ont bien montré que la défense des artistes est une vitrine commode pour rendre sympathique au public des mécanismes juridiques qui, bien au delà des arts, auront vocation à s'appliquer à d'autres domaines de la propriété intellectuelle et dont les conséquences sur le quotidien des citoyens seraient de nature à susciter la méfiance. Accès aux médicaments, à l'éducation ou aux outils informatiques sont les exemples les plus saillants. De plus, l'argument se heurte en la matière à une limite technique plus grande en raison du fait que le réseau internet se fonde sur des mécanismes conçus dès leur origine, à la demande des militaires américains, pour que l'on ne puisse pas empêcher une information de passer. C'est un pied de nez rétrospectif de hippies soixante-huitards, un retour de boomerang d'une époque que les Chicago boys croyaient définitivement révolue.

Quant à l'argument sur l'impertinence de l'auto-régulation, on ne peut qu'être d'accord avec ce point de vue, de nombreux économistes le démontrent aujourd'hui quotidiennement de façon pertinente. Toutefois, là encore, l'application à internet est déplacée. En effet, l'internet est perçu à tort comme un lieu, un espace, distinct du monde réel. Or il n'en est rien, internet n'est qu'un moyen de communication, un ensemble de "tuyaux" qui relient des personnes, physiques ou morales, entre elles. Nous recevons tous régulièrement dans nos boîtes à lettre physiques des offres de contracter plus ou moins frauduleuses. Faut-il pour autant condamner la poste et contrôler les envois des uns et des autres ? Non, bien évidemment. Alors au nom de quoi une telle logique devrait-elle s'appliquer à internet ? La régulation, indiscutablement nécessaire, doit avoir comme fondement numéro un la séparation absolument étanche entre les fournisseurs d'accès (ceux qui contrôlent les tuyaux) et les producteurs de contenus (ceux qui fournissent ce qui passe dans les tuyaux), ces derniers n'étant que les clients des premiers. La confusion entre les deux ne peut pas permettre l'avènement de solutions d'«intérêt général» pour reprendre le cadre indiqué.

(b) Le second point, qui est en réalité une redite du premier, exprime donc encore une analyse extrêmement pertinente en rappelant que jusqu'à une époque récente, le droit d'auteur n'intervenait pas au niveau des individus.

Mais là encore, l'analyse rejette de façon méprisante les effets de cette situation en indiquant qu'elle engendre une «conception sommaire» de la liberté individuelle. De là, l'auteur tire la conclusion que le rejet du droit d'auteur sous sa forme actuelle relève du populisme, mot particulièrement connoté en cette période de montée des extrêmes droites partout en Europe. Il passe donc encore à côté du problème qu'il a pourtant correctement pressenti. Le droit d'auteur, dès son origine, a été conçu par des professionnels et pour des professionnels. Bien sûr, certains actes étaient et sont interdits au public: reproduction, exécution et diffusion des œuvres protégées. Mais force est de constater que ces actes, pour être perpétrés, nécessitaient alors des moyens matériels et financiers considérables. Organiser un concert, une projection publique, créer une station de radio ou une chaîne de télévision n'était pas, et de loin, à la portée du premier venu. Dans de telles conditions, les actes de contrefaçon ne pouvaient être expliqués que par la volonté d'en retirer une contrepartie financière substantielle. Mais avec internet, tout abonné devient, pour environ trente euros par mois, tout à la fois un éditeur de textes, un diffuseur de sons et d'images fixes ou animées pouvant s'adresser en direct à deux milliards d'êtres humains.

La conclusion logique, plutôt que de dénigrer le caractère «Robin des bois» de l'échange de fichiers entre internaute à titre gratuit, qui n'est de surcroît pas représentatif, serait qu'il n'est plus possible de faire l'économie de la définition d'un véritable régime juridique du public. Il est donc particulièrement regrettable que l'auteur élude cette éventualité d'un revers de la main, surtout en en appelant aux mânes de Lacordaire instrumentalisé à contre-emploi. Certes, l'incompréhension est grande entre les producteurs qui ont utilisé leur pouvoir médiatique pour traiter de "pirates", voire de voleurs, les internautes qui échangent des fichiers, ces derniers ne voyant du producteur que la caricature très XIXème siècle du capitaliste en haut-de-forme et cigare à la bouche. Mais il faut admettre que les producteurs ont eux-même créé cette image de l'artiste-branleur qui passe sa vie au soleil, entre sa piscine et sa voiture de luxe, entouré de créatures aussi soumises que dévêtues. Ce n'est donc pas en utilisant ces clichés qu'une concertation pourra advenir.

Rappelons enfin que le vol est juridiquement défini comme la soustraction frauduleuse de la chose d'autrui, et que le problème des ayants-droits aujourd'hui n'est pas un problème de soustraction mais d'addition, voire de multiplication. Là encore, l'injure ou tout au moins le manque de respect de la partie adverse ne permettra pas l'avènement de solutions nouvelles.

(c) La transparence, nouveau totalitarisme, comme cause du rejet du droit des auteurs.

Ce paragraphe témoigne davantage des préjugés de l'auteur que d'une analyse objective. Selon l'auteur, le rejet du droit d'auteur serait causé par une forme renouvelée de nihilisme qui ne peut conduire qu'au totalitarisme tel que défini par Hannah Arendt. Là encore, il y a un malentendu, pour employer un euphémisme. Ce qui est en jeu, c'est précisément le contraire, dans le sens où le droit d'auteur ne devrait pas pouvoir être utilisé dans un sens visant à réduire la confidentialité des communications privées et encore moins la liberté d'expression, comme l'a rappelé le Conseil constitutionnel à l'occasion de l'examen de la loi hadopi. La transparence réclamée ici ou là ne remet pas en cause le droit d'auteur puisque elle relève aussi bien du droit à l'information du contrat de société que de l'éclairage des citoyens dans la vie publique. Le propos s'écarte donc ici dangereusement de sa dimension juridique, et prépare au pire qui se trouve dans le paragraphe suivant. En effet, l'auteur se lance ici sur la pente risquée de la définition de l'artiste et de son travail, en soulignant que l'un et l'autre risquent de ne plus être perçus avec la révérence qui leur serait due. C'est à ce stade que l'arrogance rejoint la révérence et que, si la première est sans gravité, on peut constater que la seconde est effectivement plus redoutable.

(d) La contestation du droit d'auteur résulterait d'un effacement de la notion d'œuvre.

Ce passage montre le fondement ultime de la pensée qui sous-tend l'ensemble du propos et qui se révèle dans toute sa force dans la phrase de conclusion de ce paragraphe: «L’œuvre en est désacralisée (elle est réduite à un fichier, c'est-à-dire une série de 1 et de 0 dans laquelle on peut intervenir), elle finit par ne plus être perçue comme une œuvre.»

Cette phrase à elle seule permet d'interpréter l'ensemble du propos de l'auteur. D'une part, la moindre, une série de 0 et de 1 ne saurait constituer une œuvre. Nous retrouvons ici la confusion déjà signalée plus haut entre contenant et contenu, entre l'œuvre — idée à protéger par le droit — et support qui ne contient non pas l'œuvre, mais la captation d'une exécution particulière de l'œuvre, et à ce titre ne relève pas de la même protection juridique. Mais il y a infiniment pire dans cette phrase. Selon l'auteur, il faudrait donc considérer qu'une œuvre est sacrée. En indiquant ce point de vue, l'auteur nous informe qu'il se situe dans une école de pensée qui est à la fois récente et d'inspiration néo-classique. Lawrence Lessig à montré lors d'une intervention devant l'OMPI que ce type de perception des œuvres était né avec le support permettant de les reproduire, ce qui représente une fraction infime de l'histoire de l'humanité. De plus, ces "machines infernales", pour reprendre Lessig, sont celles qui ont pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, transformé les individus en récepteurs passifs d'une culture pré-mâchée. Il est donc particulièrement intéressant de constater que Serge Champeau paraisse horrifié à l'idée que l'on puisse modifier une œuvre. Sans doute personne ne se penchait sur son lit pour lui chanter une chanson ou lui raconter une histoire le soir quand il était petit.

Plus sérieusement, l'idée d'œuvre intouchable s'explique en fait par la terminologie religieuse, employée à dessein depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et qui a transformé la perception de l'artiste (étymologiquement celui qui pratique un métier artisan) en "créateur", et donc son travail en "œuvre" ou "création". L'auteur reprend ainsi automatiquement la pensée selon laquelle le "créateur" est un individu qui a reçu une "grâce" ou un "don" (du ciel) qui le rend indiscutable et incontestable. C'est un peu une spécialité française que l'on doit essentiellement à Malraux et Lang, les autres pays, anglo-saxons en particulier, continuent d'avoir une vision plus collective du travail artistique, l'artiste isolé dans son tourment créateur n'étant pas trop leur tasse de thé. Car dans l'histoire de l'humanité et en dehors des dernières décennies, ce n'est pas le travail de l'artiste qui est sacré mais sa destination. Ce ne sont ni les mots ni la mélodie d'une prière qui la rendent sacrée aux yeux des fidèles, mais le contexte de son exécution et la finalité poursuivie. Si la notion d'œuvre est effacée par le mouvement de contestation du droit d'auteur dans sa forme actuelle, ce n'est pas par une sorte de "laïcisation", au demeurant salutaire car la culture n'est pas une "grâce d'en haut" que l'on déverse sur le peuple comme de l'engrais sur des poireaux pour le faire grandir.

En vertu de la séparation du spirituel et du temporel, si le droit d'auteur doit revisiter la notion d'œuvre, ce ne peut être qu'en comparant le budget de production (les sommes investies pour la fabrication de l'original permettant le commerce de copies) avec celui de promotion (le budget destiné à faire savoir que des copies de l'œuvre sont disponibles à la vente). Si le second dépasse le premier dans certaines proportions selon la discipline artistique concernée, alors il semble légitime de penser que la logique économique du contrat ne relève plus des exceptions culturelles mais tout simplement de l'industrie. Dans ce cas, le rôle de l'auteur n'est pas loin d'être subsidiaire, c'est aussi un élément à prendre en compte. Sortir de ce terrain pour se placer dans le champ religieux ne permettra pas les échanges et la concertation.

(e) Le dernier paragraphe découle logiquement du précédent en interrogeant œuvres de l'esprit et d'information.

Ce qui échappe ici à l'auteur, bien qu'il semble l'apercevoir en mentionnant les licences légales, est que même au sein de la notion d'œuvre de l'esprit, les modes de rémunération des ayants-droits varient selon que le mode de communication au public se fait par reproduction ou par diffusion. Au plan juridique, les juridictions, y compris la Cour de cassation, ne se sont jamais hasardées à dire si un échange de fichier sur internet était une diffusion ou une reproduction. Il n'y aura pourtant pas de solution tant que cette question ne sera pas tranchée. En effet, si l'on considère qu'il s'agit d'une reproduction, alors ce sont les producteurs qui sont principalement intéressés, puisque cela revient à assimiler un fichier numérique à un objet physique. Par contre, s'il s'agit d'une diffusion, c'est alors l'auteur qui doit récupérer l'essentiel des sommes puisque celles-ci sont alors des droits de diffusion et non le produit de la vente d'un support.

Enfin, Serge Champeau commet une grave erreur en signalant que les partisans du logiciel libre considèrent que le logiciel ne devrait pas relever du droit d'auteur. D'une part, ces partisans ne souhaitent pas imposer que tous les logiciels deviennent libres, mais entendent plus modestement refuser les modèles juridiques qui priveraient ces logiciels d'existence légale à titre gratuit. De plus, ces logiciels font le plus souvent l'objet d'une licence, la GPL étant la plus connue, qui s'appuie précisément sur le droit d'auteur dans la mesure où elle définit et encadre les droits des utilisateurs de façon contraignante. Mais ces licences, et plus encore les licences Creative Commons, ont encore du mal à être jugées efficaces par les tribunaux.

En guise de conclusion

À ce jeune stade des labs hadopi, il apparaît dommage de vouloir limiter le terrain de la réflexion de façon aussi radicale, mais est-ce surprenant ? Poser en principe que les caractères absolu et exclusif de la propriété ne peuvent être remis en cause témoigne de l'incapacité actuelle à ne serait-ce qu'envisager la possibilité d'une rupture épistémologique sur ce point. Traiter ceux qui s'y hasarderaient de populistes rongeant la démocratie de l'intérieur du fait de leur conception sommaire des libertés individuelles ne paraît pas non plus une attitude des plus constructives. Si ce n'est pas du lobbying, c'est bien imité.

Il n'en demeure pas moins que cet article contient des positions intéressantes dont on ne peut que s'étonner qu'elles aient mis tout ce temps pour émerger alors que les choses étaient déjà suffisamment claires au jour où la RIAA a commis l'erreur fondamentale d'obtenir la condamnation de Napster au cours de l'été 2000.

Le mérite essentiel de cet article réside en définitive dans la démonstration qu'il fait de la nécessaire victoire de l'arrogance sur la révérence, tout en laissant imaginer ce que pourrait être la pire combinaison des deux, lorsque la révérence confine à l'arrogance.