Copie privée en place publique

Voilà un début d’année bien mouvementé dans le petit monde du disque, et pour cause : il paraît que des pirates de type numérique - beaucoup plus dangereux que les anciens pirates de type analogique, font à eux seuls chuter les ventes de disques dans le monde de 10%. Comme par hasard ce battage, dont il n’aura échappé à personne qu’il s’appuie au départ sur la puissance médiatique des majors, les pirates n’ayant pas encore d’agence de relations publiques, replace à l’ordre du jour l’étude de la directive européenne sur le droit de reproduction, quelque peu laissée à l’abandon depuis plusieurs années. À l’examen, il ressort que la copie privée n’est que la partie visible de l’iceberg, nous vous invitons donc à une petite plongée en eau glacée...

Tous ces états

Si l’on peut aisément définir la propriété intellectuelle en tant que mode de réservation d’une création par une personne physique ou morale, il semble beaucoup plus délicat d’en décrire les limites. Un grand nombre d’états ayant été confrontés à cette épineuse question, particulièrement au moment de l’essor de la société industrielle, le dernier quart du XIXè siècle vit l’apparition de diverses conventions internationales consacrées à la protection de la propriété industrielle, ce qui conduisit au droit d’auteur avec la convention de Berne en 1886, devenue après divers changements l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle, « institution spécialisée du système des Nations Unies avec pour mandat d’administrer les questions de propriété intellectuelle reconnues par les États membres des Nations Unies ». À l’origine de la question qui nous occupe se trouve le traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, adopté le 20 décembre 1996 et dont l’union européenne à tiré l’EUCD, pour European Union Copyright Directive.

Petite leçon d’Europe

Il convient ici de décrire sommairement comment fonctionne l’union européenne. Les états de l’union étant membres de l’OMPI, il est donc de leur devoir de s’inspirer du traité sur le droit d’auteur afin d’établir une directive européenne. Une directive est un texte dont chacun des états membres de l’union devra à son tour s’inspirer pour - et il s’agit là du terme précis, le transposer en droit local, sachant que chaque état dispose de la possibilité de préciser des limites et des exceptions à la directive, à condition bien sur que cela n’aille pas à son encontre. Par exemple, ce qu’on appelle un « courte citation » ne peut en France s’appliquer qu’à l’écrit, à condition de citer l’auteur. Au Luxembourg, la courte citation est possible sur d’autres créations. Ce processus de transposition est très délicat pour une raison simple : les hommes et les femmes qui travaillent dans les instances européennes ne parlent pas tous la même langue (sic) et chacun reçoit une traduction des textes à l’étude. Cette traduction doit ensuite faire l’objet d’une étude méticuleuse et ne peut pas être directement utilisée comme texte de loi où chaque virgule peut avoir des conséquences aussi importantes qu’envoyer quelqu’un en prison ou ruiner une entreprise. La transposition en droit français de l’EUCD a été confiée au Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA).

N° 6

Vous vous souvenez sûrement : « je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre ». Ce n’est qu’une coïncidence, mais une certaine forme de liberté est en effet remise en cause du fait de l’article N°6 de l’EUCD. Cet article dit que les états, au moment de la transposition de l’EUCD en droit local, doivent prévoir une protection juridique contre le contournement de toute mesure technique de protection d’une oeuvre ou d’un objet mise en place par le titulaire d’un droit. Houlala ça se complique, revoyons l’action au ralenti : un créateur (titulaire du droit d’auteur), ou son éditeur, maison de disque, etc. (titulaire d’un droit voisin), souhaite - pour des raisons bien compréhensibles, empêcher ou plus simplement limiter les actes possibles par l’utilisateur final de l’oeuvre ou de l’objet. Par exemple, empêcher l’écoute d’un CD audio depuis un lecteur informatique. Pour ce faire, le titulaire du droit a recours à ce que l’on appelle ici un « moyen technique de protection » (MTP) qui, toujours en accord avec la directive EUCD peut résider dans l’application d’un procédé « ...tel que le cryptage, le brouillage ou toute autre transformation de l’oeuvre ou de l’objet protégé ou d’un mécanisme de contrôle de copie qui atteint cet objectif de protection ». Et c’est ici qu’un certain nombre d’acteurs entre en jeu pour dénoncer qui la piraterie à grande échelle mettant en danger l’industrie du disque, qui la violation de la loi autorisant en France la copie privée dans le cadre familial qui soit dit en passant constitue l’une des fameuses exceptions expliquées dans le paragraphe précédent. Repris tant par la presse nationale que des associations de consommateurs, ce débat à force d’être de plus en plus bruyant est en train de devenir l’arbre qui cache la forêt et sert de paravent à des enjeux sûrement moins artistiques mais d’une envergure nettement plus large.

La forêt derrière l’arbre

Vous vous en doutez, cette directive ne concerne pas seulement les CD audio, mais aussi toute oeuvre ou objet soumis au droit d’auteur ce qui inclut bien d’autres choses telles qu’images fixes ou animées, textes ou encore logiciels, cette liste n’étant bien sur pas exhaustive. La directive EUCD fait partie d’une réflexion globale qui comprend aussi les questions relatives à la lutte contre la contrefaçon et la gestion de droits numériques et c’est pourquoi ce flou autour des « moyens techniques de protection » entraîne des implications dans un grand nombre de domaines juridiques. Au premier plan nous trouvons la contrefaçon et la fraude informatique, ce que regroupe le terme simpliste au point d’en être dangereux de « piratage ». Puis se pose la question de la protection des données personnelles et de la violation de la vie privée, par exemple lors de notre surf sur le web, comme ce fût le cas avec le système « WebControl » dont la mise en place par la Société des Compositeurs et Éditeurs de Musique (SACEM) avait été annoncée dans sa lettre bimensuelle d’avril 2001, système créé pour déterminer quel ordinateur avait téléchargé quelle chanson, quand et dans quel pays. La CNIL avait alors rejeté un tel système. Ensuite viennent les questions relatives à la concurrence entre les entreprises : si la loi interdit de contourner un moyen technique de protection, l’auteur du système CSS, système de cryptage utilisé pour protéger les DVD détient un monopole de fait sur les logiciels permettant de décrypter CSS. Ceci peut entraîner des ententes illicites, encourager les abus de positions dominante, forcer les ventes liées. Au niveau du consommateur, les effets ainsi induits relèvent du droit moral et de l’accès au domaine public en portant atteinte au droit de lire et au droit d’usage ainsi qu’à la pérennisation de l’accès à l’information. En effet, qui dans 70 ou 100 ans saura encore décrypter une oeuvre protégée par un moyen technique obsolète et oublié, alors qu’elle sera tombée dans le domaine public ?

Sous la banquise, les pavés

Nous voici au terme de cette plongée, d’autres suivront sans doute tant la question est vaste au-delà du débat apparent qui, au final, semble plus détourner notre attention que nous sensibiliser au problème dans son ensemble. C’est en tout cas ce que nous avons essayé d’envisager dans cet article. Pour plus d’informations nous vous encourageons à visiter le site http://eucd.info, animé par Loïc Dachary, et d’où nous tirons cette « courte citation » de Victor Hugo qui déclarait, au grand dam du cercle des libraires, dans son discours d’ouverture du congrès littéraire international en 1878 :

Le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient - le mot n’est pas trop vaste - au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous.