Étrangler le streaming, la nouvelle fausse-bonne idée des majors

Dans un article du 4 juillet 2011, Philippe Astor analyse la menace qu'Universal fait peser sur Deezer comme visant à imposer une nouvelle équation au marché de la musique. Ce nouvel épisode ne fait pourtant que démontrer une fois encore que, d'une part, le business du streaming n'a jamais eu de réelles fondations et d'autre part, que les majors ne mesurent toujours pas les effets de leurs actions.

Fausse-bonne idée n°1: le streaming

À force de lutter contre le téléchargement, les majors ont accrédité l'idée que le problème venait de la copie ou, pour le formuler en termes juridiques, de la reproduction des œuvres de leurs catalogues. Certains ont pu en déduire que l'exécution publique de ces œuvres, c'est à dire leur diffusion, comme à la radio, pourrait être plus facilement négociée, c'est ce qui a donné naissance à divers sites de "streaming", tels Deezer, Spotify et bien d'autres.

Les majors ont fini par considérer ces sites comme des partenaires possibles, croyant avoir affaire à de nouvelles formes de stations de radio où ce seraient les auditeurs et non les programmateurs qui établiraient la play-list. Cette rencontre était en fait un marché de dupes de part et d'autre.

De leur côté, les majors ont perdu au fil du temps leur compétence technique en matière de production puis de distribution musicale, ces tâches ayant été progressivement externalisées. En 2011, et à ma connaissance, aucune major ne semble jamais avoir tenté de recruter un hacker. Elles ont donc ainsi gobé le discours qui leur était servi, selon lequel le streaming n'aurait rien à voir avec le téléchargement car, grâce à une technique de type boîte-à-fumée, techno-bla-bla, baratin-plus-plus, les visiteurs de ces sites de "streaming" ne peuvent qu'écouter passivement les titres sélectionnés, mais n'ont aucun, la vérité si je mens, mais alors aucun moyen de les télécharger sur leur ordinateur.

Toutefois, les majors savaient dès l'origine qu'en négociant un accès à leur catalogue, elles prenaient une bonne part du contrôle de ces sites, répétant ainsi leur stratégie du début des années 1980 lors de l'instauration du média-control. Mais à cette époque, l'outil s'était retourné contre elles et les radios avaient en définitive pris le contrôle des majors. Il existe cependant une différence de taille entre une radio au sens classique et un site de streaming: la radio n'a pas besoin de la totalité du catalogue d'une major pour attirer du public. Au contraire, le site de streaming vend avant tout le fait qu'il dispose de millions de titres, et c'est bien ce qui confère aujourd'hui à Universal un moyen de pression gigantesque sur Deezer. Soulignons au passage que 10% du capital de Deezer est entre les mains d'Orange, tandis qu'Universal est dans le même groupe que SFR, racheté en totalité par Vivendi en avril 2011. Le rapprochement, bien que non vérifié, est tentant.

Quant à eux, les commerciaux des sites de streaming ont eu beau jeu de pigeonner des interlocuteurs dont la crédulité n'était, même à l'époque, certainement pas excusable. Il me plaît d'imaginer les fous-rire des développeurs des sites de streaming qui pour leur part, ont du avoir peine à imaginer que les majors avaleraient de telles âneries, mais plus c'est gros mieux ça passe, en accord parfait avec le principe de Peter.

En effet, le streaming n'est pas différent du téléchargement, une petite analogie de plombier le montrera aisément. Imaginez les serveurs du site de streaming comme un réservoir ou un château d'eau. La compagnie des eaux représente le fournisseur de contenu. Entre le réservoir et votre maison, les tuyaux représentent le fournisseur d'accès. Chez vous, le client, ces tuyaux alimentent cuisine et salle de bains.

Lorsque vous ouvrez le robinet de votre baignoire, il vous est possible de vous placer directement sous l'arrivée d'eau pour vous laver. L'eau repart instantanément dans les canalisations car vous en faites un usage immédiat. En plomberie on appelle cela prendre une douche, en informatique des réseaux du streaming.

Mais, il vous est également possible de bloquer la fuite de l'eau grâce à une bonde et de remplir la baignoire dans un premier temps pour ensuite utiliser la réserve d'eau ainsi constituée. En plomberie on parle de prendre un bain, en informatique de téléchargement.

Dans un cas comme dans l'autre, en plomberie comme en réseaux informatiques, c'est le client — vous — qui décide de ce qu'il fait du flux qu'il reçoit. Le fournisseur de contenu ne peut pas davantage vous imposer le streaming que la compagnie des eaux ne peut vous forcer à prendre un bain. Idem à la cuisine, boire au robinet = streaming, préparer une carafe d'eau pour l'utiliser ensuite lors du repas = téléchargement.

Oh, bien sûr, on essayera de vous convaincre du contraire, mais c'est simplement faux en vertu de ce que les majors ont appelé la faille analogique, qui peut se résumer en une formule: je peux enregistrer ce que j'entends et filmer ce que je vois. C'est la base du disque et du film.

En ne comprenant pas cela, ou trop mal, ou trop tard, les majors en arrivent ainsi à une nouvelle fausse-bonne idée: étrangler les sites de streaming.

Fausse-bonne idée n°2: étrangler les sites de streaming

En choisissant de pousser les sites de streaming à suspendre toute forme d'écoute gratuite pour leurs visiteurs, ce qui revient quasiment à leur demander de se faire hara-kiri, les majors démontrent une fois encore leur incapacité à envisager de nouveaux modèles économiques pour valoriser leurs catalogues.

L'avantage que pouvaient présenter ces sites, tout comme Napster en son temps, était de capturer une clientèle qui dès lors ne serait plus tentée d'aller chercher ailleurs une solution simple, efficace et surtout pérenne d'accès à la production musicale mainstream.

En se repliant encore plus loin dans leur tour d'ivoire numérique, les majors ne voient pas qu'elles laissent ainsi un champ d'action toujours plus grand au logiciel libre et open-source. Ainsi, au lieu d'être concentré en quelques mains avec lesquelles il est facile d'établir des accords commerciaux, le streaming va à son tour se décentraliser, exploser en millions de serveurs fonctionnant sur les ordinateurs particuliers dans le cadre d'échanges privés et cryptés en direct entre internautes.

Le logiciel qui pourrait bien devenir phare dans ce domaine s'appelle Tomahawk. Issu du travail de quelques développeurs à qui l'on doit déjà Last.fm et Amarok, ce nouveau lecteur de musique, disponible pour Mac, Linux et Windows reprend le mécanisme que certains connaissaient peut-être de feu le logiciel Mojo pour Mac qui, en raison de son caractère propriétaire et payant s'est rapidement éteint sous la pression des majors.

Le principe est simple. Grâce au protocole utilisé notamment par Apple pour permettre à iTunes de partager sa bibliothèque, il est possible via Tomahawk de se connecter à distance à la bibliothèque de ses contacts Jabber (GMail chat) ou Twitter. De même, on peut autoriser ses contacts à se connecter à sa propre bibliothèque musicale. Ce sont donc assez rapidement des millions de titres auxquels on a accès.

Mais ce n'est pas tout. Tomahawk permet également, par l'intermédiaire de plug-ins, de rechercher automatiquement les musiques en libre écoute sur de nombreux sites comme YouTube, SoundCloud, Jamendo, Spotify ou Last.fm. Le moteur de recherche est intelligent et sait proposer des artistes par similitude, tempo, humeur, localisation géographique, "dansabilité" et bien d'autres critères encore. Les titres ainsi sélectionnés sont ajoutés automatiquement à la liste de lecture.

Cet accès aux divers sites se fait via des "resolvers" qui sont de simples scripts dont certains sont écrits en JavaScript, en Python ou même en PHP et qui assurent l'interaction entre le service et Tomahawk via des messages en JSON respectant la norme Playdar. Par ailleurs, d'autres scripts permettent d'analyser le contenu de nombreux sites web directement depuis son navigateur internet afin de générer une play-list à partir des fichiers audio qu'ils proposent. Certes, il faut bien admettre que tout ceci est encore à un stade un peu expérimental, mais en progrès rapide.

Les idées étant à l'épreuve des balles, les majors seraient bien inspirées de songer à soutenir les meilleures d'entre elles et apprendre comment en tirer parti, plutôt que de pratiquer la politique de l'autruche en espérant qu'elles disparaîtront sous les assignations en justice.

Commentaires

J'adore cette phrase très accessible : "Cet accès aux divers sites se fait via des "resolvers" qui sont de simples scripts dont certains sont écrits en JavaScript, en Python ou même en PHP et qui assurent l'interaction entre le service et Tomahawk via des messages en JSON respectant la norme Playdar." ;-) Plus sérieusement certaines maisons de disques ont su très tôt créer leurs propres sites de streaming "bridé" pour mieux valoriser et vendre leur catalogue plutôt que de gober le baratin de deezer et consorts : bleep.com Un peu complexe parfois, mais intéressant cet article.