La fin des producteurs (bis repetita)

logo-next.png Une bien curieuse tribune a été publiée par Libération le 20 décembre 2011. Intitulée « Maison de disques et producteurs : bientôt la fin », son contenu semble tout droit sorti d'un tract de la RIAA datant de la fin des années 1990, lorsque les producteurs de disques pensaient qu'il suffisait d'abattre Napster pour faire disparaître l'inévitable mutation qui s'annonçait alors. Autre siècle, autre crise, et pourtant de nombreux acteurs de la filière musicale semblent encore incapables de détacher leur regard d'un modèle qui n'existe plus. Ce qui est le plus étonnant est qu'il s'agit bien souvent de ceux qui ont pourtant le moins à y perdre...

Cent fois sur le métier...

Avant de reprendre les arguments mis en avant par l'auteur, Olivier "Yaco" Mouchard, je dois avouer que mon premier réflexe a été de tenter d'en savoir plus sur lui. Google est mon ami, et la recherche avec le terme "olivier yaco mouchard" (avec les guillemets) me renvoie 9 (neuf) résultats1. À l'heure où il faut se battre bec et ongle pour demeurer un tant soit peu anonyme, il s'agit là d'un exploit qui force l'admiration.

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Un commentaire sur Facebook m'en apprend un peu plus : « Olivier "Yaco" Mouchard, dit “Ollie Joe” sort son premier EP numérique le 25 Avril. Multi-instrumentiste et song-writter, il propose un style “Classic Rock / Power Pop” à la fois totalement référencé et complètement original. À découvrir. »

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Bref, à priori on voit mal comment un artiste que Google ne connait ni d'Ève ni d'Adam et qui sort à peine son premier disque peut avoir quelque chose à craindre du partage de fichiers. Mais peu importe, point n'est besoin d'être une superstar pour défendre sa vision des choses, mais au seul risque de la voir critiquée, c'est le jeu.

Télécharger c'est voler

Le ton est posé dès le premier paragraphe, il ne s'agit pas d'une réflexion, ni même d'une invitation à réfléchir, mais d'erreur grossière : « à l’heure où chaque personne munie d’une connexion internet haut débit vole sans impunité le travail de centaines d’artistes (...) »

Je ne relève qu'en passant le « sans impunité » pour lequel le relecteur de libé mérite de se faire souffler dans les bronches, ne serait-ce que pour avoir laissé le rédacteur de la tribune passer pour un con.

L'échange de fichiers par internet n'est pas du vol. La définition légale du vol est la soustraction frauduleuse de la chose d'autrui. Or, bien loin de soustraction, l'échange est au minimum une addition et bien souvent une multiplication qui ne prive pas le propriétaire initial de sa copie du fichier échangé.

Tout professionnel de la musique sait ou devrait savoir que la violation du droit d'auteur constitue un délit de contrefaçon. Mais comme la procédure et les sanctions de ce délit sont longue et lourdes, le législateur a prévu un mécanisme spécial pour l'échange de fichiers sur internet et dont la sanction finale ne repose pas sur la méconnaissance du droit d'auteur mais sur la non sécurisation de sa connexion à internet. Je n'entre pas ici dans les détails, reportez-vous aux nombreuses explications aisément accessibles à propos des lois dites hadopi.

La suite du propos est surprenante. L'auteur postule que les artistes sont « les vraies victimes de ce pillage » alors que tout le reste de son texte explique que ce sont en définitive les producteurs les plus touchés et que les artistes ne sont en réalité que des victimes par ricochet. Faut savoir...

Phil, l'ami des artistes

Vient ensuite une proposition intéressante. Le métier de producteur est mal connu. C'est vrai et il est important de le dire et de faire connaître cette profession qui est en effet bien loin des clichés véhiculés par la communication du show-business. C'est personnellement ce que je tente de faire avec plus ou moins de succès depuis des années, et je sais que ce n'est pas facile. À ce titre, la tentative d'Olivier semble plus qu'honorable, mais il ne faut que quelques lignes avant qu'il se tire lui même une balle dans le pied en présentant son ami Phil comme un producteur sorti d'une série hollywoodienne, du genre de celles avec des rires enregistrés entre les phrases. Olivier lui-même admet le caractère « cinématographique » de sa présentation.

Bien vite, l'œil exercé perçoit la méprise. L'ami Phil n'est pas producteur au sens économique du terme, la preuve : « Phil peut découvrir son nouvel artiste de plusieurs façons. Soit il le trouve lui-même, en écoutant par exemple une démo prometteuse, soit la maison de disques fait appel à lui pour produire la nouvelle signature. »

C'est une erreur courante, et lui tordre le cou justifie en soi ce billet. Olivier, comme beaucoup de personnes, confond le "producer" que connaissent les anglo-saxons avec le producteur au sens strict du terme. D'ailleurs, les seuls exemples qu'il donne sont des artistes anglais ou américains.

Parce qu'il a lu sur la pochette "produced by X", il en déduit que X est le producteur alors qu'en fait X est celui qu'on appelle en France le réalisateur artistique, amicalement surnommé "réal" dans le showbiz.

En effet, le réal est souvent musicien et à ce titre intervient dans les compositions, l'arrangement et les décisions artistiques. C'est lui aussi qui choisit l'équipe pour le projet, musiciens, ingénieur du son, studio.

Mais ce n'est pas lui qui les paie.

Le réal est payé, comme les autres intervenants, par le producteur. Car le producteur n'est autre que le commanditaire, celui qui investit l'argent et qui, en retour, devient propriétaire de l'enregistrement et négocie avec l'artiste l'exclusivité temporaire de la commercialisation des copies. Et dans ce domaine, le sens des affaires est infiniment plus utile et profitable que l'oreille absolue.

Certes, historiquement et bien avant que la musique ne devienne une industrie, certains musiciens, fort peu en réalité, ont créé leur propre label et cumulé les fonctions de producteur et de réalisateur. Mais nous parlons ici d'une époque dont il ne reste que peu de survivants comme le montrent d'ailleurs bien les exemples choisis par Olivier : Ahmet Ertegun (1923 - 2006), Georges Martin (né en 1926) et Quincy Jones (né en 1933).

On pourra sans doute rétorquer que ce type de producteur/réalisateur existe toujours en dehors du circuit des majors. C'est vrai et j'en connais pas mal, heureusement. Mais leur but est différent de celui qu'Olivier leur assigne.

En effet, pour Olivier : « Un projet musical est une association de personnes, c’est une équipe qui travaille dans le même but : cartonner. »

Mais chez ces producteurs là, monsieur, on ne cartonne pas, non, on produit. C'est à dire faire en sorte que la musique existe afin de la rendre disponible à ceux qui sauront l'apprécier. Bien sûr, on ne vit pas pour autant d'amour et d'eau fraiche et il faut atteindre un seuil de rentabilité. Mais celui-ci n'est pas du tout placé au même endroit que pour ceux dont l'unique but est de cartonner. De plus, les artistes qui relèvent de ce type de production sont quasiment introuvables sur les réseaux d'échange de fichiers tout simplement parce que trop peu connus. Nous sommes là bien loin des nécessités des majors qui ne peuvent survivre que si une bonne part de leur production fait l'objet d'une consommation de masse.

Car lorsque quatre entreprises, et potentiellement bientôt trois si l'Union Européenne admet qu'Universal rachète EMI, tiennent plus de 75% du marché, on ne cartonne pas sans elles.

Aller en studio et enregistrer quelques chansons n'est rien. D'après un autre producteur — appelons-le Pascal — l'enregistrement représente entre 2% et 8% du budget d'un disque2. Le reste se décompose en droits d'auteur et surtout en promotion, extrêmement coûteuse, précisément de manière à la mettre hors de portée des indépendants.

Mais ces producteurs de majors, même s'ils prétendent le contraire dans des livres, n'ont que très rarement droit de cité dans les studios. Moins les artistes les voient et mieux ils se portent car dans une optique industrielle, celle qui cartonne, un artiste est un citron qu'on presse et qu'on jette quand il n'a plus de jus. Dans ce contexte, les rapports artiste / producteur se font par voie d'avocats et c'est mieux pour tout le monde.

Quand la musique est bonne

Un dernier poncif pour la route : « Mais les faits sont là : si plus personne ne paye pour écouter de la musique, il n’y aura plus de bonne musique à écouter. »

Ben voyons.

Cher Olivier, ce n'est pas parce qu'une musique cartonne qu'elle est bonne. Je sais que depuis l'avènement du Top 50, le classement des ventes est devenu la norme ultime de la qualité. Mais au temps jadis que vous semblez aimer, celui des Jones et des Ertegun, les hit-parade des médias étaient faits selon la bonne ou mauvaise humeur des programmeurs des radios, avec parfois une place laissée à l'avis du public. Bien sûr, les producteurs les plus riches ont toujours essayé de corrompre le système pour acheter des passages, sans trop y parvenir jusqu'à cette idée géniale, le Top 50, le reflet véritable des ventes. Imbattable. Facile à truquer et imbattable.

Nous voici presque trente ans plus tard et votre tribune illustre l'effet dévastateur de cette mesure. Vous pleurez une époque, celle de l'artisanat, qui s'est en réalité terminée en 1985 tout en défendant le modèle économique industriel des années 1995-2000 dont on sait pourtant bien qu'il ne fut qu'une bulle conjoncturelle.3

Nouveau modèle économique ne signifie pas absence de modèle économique, mais ce n'est certainement pas avec une attitude incohérente et défaitiste comme la vôtre que nous pourrons le construire.

  • 1. En nette augmentation depuis la publication de la tribune, environ 50 au moment de publier ce billet.
  • 2. P. Nègre and B. Dicale. Sans contrefaçon. Fayard, 2010.
  • 3. Voir notamment « Crise des ventes de disques et téléchargements sur les réseaux peer-to-peer. Le cas du marché français » par Marc BOURREAU et Benjamin LABARTHE-PIOL, dans la revue Réseau 2006/5 - n° 139, ISSN 0751-797, ISBN 978-2-7462-1685-3, pp. 105 à 144

Commentaires

Dans cette tribune, je noterais aussi la mention de l'ingénieur son (le pauvre qui va perdre son boulot parce qu'il bosse en studio) Je rappelle qu'un ingé son bosse essentiellement en concert, les "places" dans les studios (et les places fixes encore plus) sont extrêmement rares. Les concerts, par contre, se multiplient. C'est un intermittent du spectacle comme un autre (avec tous les problèmes de boulot que cela implique) mais la plupart des ingés son ne mettent que peu les pieds dans des studios d'enregistrements, ils hantent beaucoup plus les salles de concerts, les fêtes de villages et les quatorze juillet...

Bien que certains ingénieurs du son travaillent aussi bien (dans tous les sens du terme) en studio et en concert, j'ai toujours eu la faiblesse de penser que ce sont deux métiers différents. Les techniques de prise de son, le matériel utilisé, la relation avec les artistes, le temps passé et le contexte général sont radicalement différents et justifient la séparation des carrières. Je ne dis pas que l'un est mieux que l'autre, juste que c'est très différent.

Et combien de fois par an un ingé son hante t'il les 14 Juillet ? On ne peut pas appliquer le générique au spécifique... De plus, un ingé de concert est un métier différent de celui qui est spécialisé studio...Même s'il y a un tronc commun, un militaire parachutiste n'a pas forcement les qualifs d'un commando Marine...Mais reste néanmoins militaire...bref....

Je cherchais le moyen de mettre un commentaire sur l'article original, pas possible malheureusement, et je suis tombé sur votre article. Merci de rétablir ces "vérités".

"Le réal est payé, comme les autres intervenants, par le producteur. " Cette phrase n'est pas exacte dans le sens où le réal touche non seulement un salaire mais aussi des reversements commerciaux ('royalties') au même titre que l'artiste, quoique dans une proportion moindre (souvent entre 2% et 3% contre 9-10% pour l'artiste). Si le disque est un hit, les royautés vont représenter une somme bien plus importante que le salaire de base (cité plus haut), qui est de moins en moins élevé par ces temps de crise. Bref, moins les disques se vendent, moins le réal gagne d'argent, cqfd.

C'est tout à fait juste, j'ai choisi de ne pas entrer dans le détail des modes de rémunération car il faudrait aussi parler des avances sur recette pour être complet et ce n'était pas le sujet principal. Merci de des précisions et joyeux noël.

Merci de cette réaction, qui j'espère sera lue par l'auteur. Pour enfoncer le clou, il ne me semble pas que Mozart ou Vivaldi avaient besoin de "producteurs"... un musicien autoproduit

Merci. Mais Mozart ou Vivaldi avaient des mécènes, ce qui est moins enviable qu'un contrat négocié :-)

Le problème dans cette histoire, c'est que :

1) Il manque une vraie alternative non monopolistique de
publication sur internet avec achat à l’œuvre offrant une réelle plus
value à acheter par rapport à pirater (j’ai acheté ça ça marche et puis
c’est tout, je ne m’occupe d’aucun fichier, copies, backups, etc,
concept atawad), ce qui quoi qu’on en dise à plus ou même beaucoup plus à
voir avec le besoin d’une nouvelle fonction et séparation des rôles
qu’avec des questions techniques (cf web en place) :

http://iiscn.wordpress.com/2011/05/15/concepts-economie-numerique-draft/

2) Hadopi fait tout à l'envers :

http://iiscn.wordpress.com/2011/05/15/piratage-hadopi-etc/

Et ne pas oublier aussi que le piratage rapporte à certains et pas qu'un peu :

http://owni.fr/2011/12/14/secret-megaupload-streaming-kim-schmitz-david-...
http://www.nzherald.co.nz/nz/news/article.cfm?c_id=1&objectid=10626044

Mêmes insuffisants en simplicité et en nombre, les techniques d'achat fonctionnent bien, et pourraient compenser la chute des ventes de CD en 2013. Le problème qui demeure, àmha, est celui de la collecte des droits d'auteur et des droits voisins lors des échanges à titre gratuit entre internautes.

A mon avis, les échanges "à titre gratuit entre internautes" sont soit très "locaux" (au sens connaissance, que ce soit mail, petit groupe "trackers" privés, ou cours d'école), soit reposent --quoi qu'on en dise-- sur des centres, du fait du besoin de catalogues en particulier (vaste hypocrisie dans le terme peer to peer, et tout le monde le sait, on clique juste sur une oeuvre on se fout de qui diffuse et on connait encore moins). Et les darknets et compagnie reste des overlays n'ayant pas vocation à poser des cables transatlantiques, donc avec des serveurs à adresses IP sur internet.

Donc il me semble que l'"équilibre à trouver" est dans :

- offres légales amenant une vraie plus-value expérience utilisateur à acheter par rapport à pirater. (sortir de l'approche fichier et passer à "si j'ai acheté ça ça marche et puis c'est tout, je ne m'occupe de rien", mais besoin pour cela de nouvelle fonction "tenancier de bibliothèque personnelle")

- si lutte anti piratage, vers les centres et non utilisateurs finaux, et encore une fois d'un point de vue technique cela peut très bien fonctionner, dire le contraire est tout simplement un mensonge, d'ailleurs direction prise par SOPA PIPA aux USs, et échanges en cours d'école aucune importance.

- probématique des pourcentages diffuseurs/éditeurs/créateurs

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