SACEM et licences Creative Commons, désaccord stratégique

sacem-cc.png Depuis le 1er janvier 2012 et au moins jusque mi 2013, les auteurs ayant confié la gestion de leurs droits à la SACEM peuvent opter pour l'une des trois licences Creative Commons non commerciales et ainsi autoriser certains usages de leurs œuvres à titre gratuit. S'il convient de saluer la prise en compte de ces licences par la SACEM, cette décision suscite tout de même bien des doutes.

Pendant des décennies les interdits faits au public par le droit d'auteur tels que reproduction et diffusion publique étaient respectés tout simplement parce qu'incontournables pour la plupart des individus. Qui en effet pouvait fabriquer des 78 tours ou des vinyles dans sa cuisine, installer antenne et émetteur de radio dans son grenier ou transformer son salon en studio de télévision ? Mais avec internet tout change. Pour quelques euros mensuels chacun peut adresser en direct textes, images, sons et films à deux milliards d'êtres humains. Que ça plaise ou non, il faut bien faire avec.

La décision de la SACEM est donc certainement à saluer en ce qu'elle témoigne de son intérêt pour la nécessaire évolution du droit d'auteur dans la société de l'information. Mais cette expérience annoncée comme temporaire se soldera probablement par un échec car en première analyse la seule utilité que l'on puisse lui trouver est qu'elle montre les limites de certains mécanismes actuels. À l'image de ces mécanismes, elle est incohérente en soi, fait ressortir le manque cruel de gestion collective des droits voisins et en définitive ne récompense ni l'auteur ni le producteur. Démonstration.

Des incohérences internes insolubles

Dès les premières lignes d'explication, la SACEM annonce que cette possibilité offerte aux auteurs leur permettra de « développer la promotion de leurs œuvres », ce qui semble prometteur. Bien sûr, la condition est que l'utilisation de l'œuvre devra être non-commerciale, ce qui se définit par le fait de ne donner lieu à aucun avantage commercial. Le problème qui se pose d'emblée est donc de savoir si la promotion d'une œuvre donne ou pas un tel avantage. Par soucis de clarté, la SACEM prend le soin de donner quelques exemples d'utilisation qui seront bel et bien considérées comme commerciales, et nous y trouvons « toute utilisation d’une œuvre à des fins de promotion, ou en lien avec la promotion, d’un quelconque produit ou service et quel qu’en soit le bénéficiaire ». C'est donc très clair, un artiste ne peut pas utiliser la diffusion sous licence CC pour faire sa propre promotion. L'expérience perd d'un coup pas mal de son intérêt.

De même, la SACEM interdit l'usage libre dans une situation qu'elle qualifie de mixte, c'est à dire dans laquelle certaines œuvres accessibles à l'écoute ou au téléchargement seraient sous licence libre mais où d'autres ne le seraient pas. Ceci signifie qu'un auteur ne peut pas offrir une chanson à côté d'autres qui elles seraient vendues. Donc aucune plateforme de téléchargement commercial ne pourra les diffuser gratuitement. Adieu la promo sur iTunes, Spotify, Deezer, Qobuz ou autre, même Jamendo car la société propose aussi des prestations commerciales autour des œuvres.

Autre problème manifeste, le fait que les auteurs aient le choix. Comment les internautes qui souhaitent partager une œuvre peuvent-ils non seulement savoir si elle se trouve en licence CC ou pas mais également si la licence CC s'applique dans le cadre où ils procèdent à l'échange ? Par exemple, en téléchargeant le fichier depuis un site qui n'affiche aucune publicité, et donc ne tire aucun avantage commercial de la disponibilité du fichier, tout va bien. Mais si au contraire le site affiche de la publicité, et même si c'est simplement pour faire face aux frais d'hébergement, alors les droits doivent être payés. Et si en tant que visiteur du site je ne sais pas s'il affiche de la publicité ou pas car j'utilise un filtre anti-pub comme AdBlock Plus ?

La question est d'importance car en matière de contrefaçon, et à l'inverse du droit commun, le contrefacteur est supposé de mauvaise foi, c'est à dire qu'il est considéré comme sachant qu'il commet un délit. Ce raisonnement qui renverse la charge de la preuve peut-il subsister si la SACEM se met à placer une part presque indéterminable de son catalogue sous licence libre ?

Dans le même ordre d'idée, et à l'heure où The Pirate Bay continue d'être présenté comme l'ennemi public n°1, l'existence d'œuvres sous licence libre au sein même du catalogue de la SACEM ne rend-elle pas toute mesure de blocage d'un site de fichiers torrent ou liens magnétiques comme TPB, mais aussi ceux de direct download tout à fait inenvisageable ? Une mesure de blocage ne devient-elle pas disproportionnée ?

On le voit bien, cette décision se heurte à elle-même et il serait sans doute plus pertinent de définir certains usages pour lesquels toute œuvre serait présumée sous licence CC. Resterait pourtant encore à savoir laquelle.

Quoi qu'il en soit, pour être efficace cette mesure implique que la SACEM, aidée de soutiens internationaux au premier rang desquels devrait se trouver l'OMPI, puisse mettre en place un catalogue électronique des œuvres avec une API ouverte, un peu à l'image des serveurs de noms de domaine ou des annuaires LDAP — deux techniques qui pourraient facilement être adaptées à ce type d'usage.

De même, la SACEM devrait mettre en place un tracker bittorrent des œuvres sous licence CC, ce qui lui permettrait de mesurer pour chacune la quantité d'échanges. Mais, et c'est le deuxième volet du problème, ce ne sont pas des œuvres qui sont échangées, mais leur fixation.

Et les droits voisins dans tout ça ?

Nous voici en réalité au cœur du problème. Ce ne sont pas des œuvres qui sont diffusées sur internet, mais des enregistrements, c'est à dire des versions spécifiques des œuvres dont le nombre de diffusions varie considérablement d'une version à l'autre. C'est pourquoi il ne semble pas pertinent d'offrir à l'auteur le choix de la licence qui par définition vaut pour toutes les versions de son œuvre — sous réserve qu'il obtienne le cas échéant l'accord de tous les autres ayant droit.

Il paraîtrait infiniment plus logique, et d'autant plus que l'objectif annoncé par la SACEM est au premier chef la promotion — ce qui sous entend une œuvre déjà fixée, que ce choix de licence soit plutôt proposé au propriétaire d'une version particulière de l'œuvre, le producteur, sous réserve bien entendu de l'accord écrit du ou des auteurs. La licence ainsi consentie ne s'appliquerait dès lors qu'à la version concernée et non aux autres. Certes, nous retombons alors dans le même problème de confusion que précédemment, en pire. Telle version de telle œuvre est-elle ou non libre de droits (et lesquels) pour telle utilisation. Mais il ne faut pas se voiler la face, les usages visés par ces mesures sont essentiellement ceux faits dans le domaine numérique par le biais d'ordinateurs. Avec un catalogue international aussi facilement accessible que le sont les serveurs DNS cela devient un jeu d'enfant.

Mais pour l'instant, et c'est ce que fait bien ressortir l'expérience, l'obstacle majeur est l'absence d'une société collective de gestion des droits voisins, idée que les majors repoussent toujours violemment, chacune souhaitant garder pour elle seule la faculté de négocier la cession des droits qu'elle détient. Toutefois, une évolution est plus que probable car avec la disparition lente mais inéluctable des supports de faible capacité, le modèle de rémunération forfaitaire actuellement représenté par l'abonnement conduira logiquement à admettre le bien fondé d'une gestion collective, exactement comme la multiplication des radios a conduit à la licence légale.

Le choix de la SACEM se heurte donc également aux insuffisances en matière de gestion des droits voisins qu'il contribue au moins à mettre en lumière. Au final, la solution actuelle ne semble donc profiter ni au producteur ni aux auteurs.

Perdant - perdant, mais pas tout à fait

Autre question difficile à résoudre, la durée des droits. S'agissant d'une expérience temporaire, bien des possibilités étaient envisageables et la SACEM a choisi la plus pragmatique, mais aussi la plus problématique. Les œuvres mises sous licence CC le seront de manière irrévocable pour toute la durée des droits d'auteur, soit 70 ans après la mort de l'auteur ou du dernier co-auteur, et ce quand bien même l'expérience ne serait pas poursuivie au delà du 30 juin 2013.

Rêvons un peu et imaginons un auteur inconnu qui place quelques chansons sous licence CC afin de les diffuser sur son site (en supposant qu'il ne souhaite aucun bénéfice en retour). Quelques années ou dizaines d'années plus tard, une méga-vedette internationale entend la chanson et s'en éprend ardemment. "Cette chanson a été écrite pour moi, je veux la chanter" dit-elle à son producteur. Celui-ci, renseignements pris et constatant que l'œuvre est libre de droits pour les échanges entre internautes, risque fort de ne pas approuver l'opération et refuser de la financer.

Il est également difficile de ne pas se demander si la méthode choisie ne revient pas pour la SACEM à se tirer une balle dans le pied, et surtout aussi dans le dos de ses auteurs. En effet, ne serait-il pas plus pertinent de mettre à profit la réflexion entamée sur les usages non-commerciaux entre particuliers pour réclamer la mise en place d'un mécanisme qui permettrait, non pas la gratuité mais au contraire de rémunérer les auteurs en fonction de la quantité des échanges que leurs œuvres génèrent. La société de gestion collective de droits qui parviendra à ce résultat sera celle qui survivra aux mutations en cours.

En attendant d'observer les effets de cette décision, et considérant que l'objet d'une société de gestion collective des droits d'auteur ne consiste pas à encourager ses membres à renoncer à leurs droits, je recommande aux auteurs concernés de ne pas opter pour le régime CC dans ces conditions. Il me parait probable que cette expérience ne sera pas poursuivie, mais elle aura au moins le mérite non négligeable de faire progresser l'idée que la situation actuelle ne peut pas perdurer et c'est bien en cela qu'elle est stratégique.

Commentaires

Bonjour,

J'ai lu avec attention votre billet. Il est paru avant notre communiqué sur la question.

http://blog.dogmazic.net/2012/01/a-propos-de-l%E2%80%99experience-sacem-...

N'hésitez pas à le signer si vous êtes en accord avec ses termes.

Aisyk.