Le disque est en crise

Ah bon !? Depuis six ans vous avez pu constater en fidèle lecteur de Keyboards, l’assiduité avec laquelle nous avons essayé de vous proposer des pistes de réflexion face à l’impact grandissant d’internet sur la diffusion et la vente de musique. Vos réactions à chaque fois plus nombreuses ont montré, si artistes et techniciens semblent avoir une vision de la situation assez large - à défaut d’être toujours claire, qu’il n’en va pas toujours de même pour les producteurs, les majors plus particulièrement. La donne s’étant quelque peu compliquée entre temps, un petit tour d’horizon des points de vue s’impose à l’ouverture de cette nouvelle saison.

Rappel des épisodes précédents

L’été avec le calme relatif dans lequel il nous plonge presque tous bon gré mal gré constitue une période propice à la réflexion et à la prise de distance. Souvenez-vous : voilà six ans, en 1999 pour ne pas dire au siècle dernier, c’était en juillet que vous aviez sous les yeux dans Keyboards un article dont le titre était « La fin de la musique en stéréo. » L’année suivante c’était au mois d’août qu’un autre article sous-titrait : « La musique en stéréo payante encore combien de temps ? » En 2002 nous vous montrions les enjeux économiques en train de sortir du bois dans « Pourquoi ne faut-il plus utiliser le MP3 ? » et en 2003 nous parlions lobbying européen dans « Copie privée en place publique. » Nous avons aujourd’hui un échiquier presque complet sur lequel tous les protagonistes sont visibles. C’est pourquoi nous avons souhaité essayer d’en prendre une photo aérienne afin d’observer l’état des forces en présences et celui des différents liens, pactes ou arrangements qui les enserrent.

Non au piratage

Mais avant d’entrer dans le vif du sujet il nous semble crucial de faire un rapide détour par quelques dictionnaires, car certains mots, à force d’être répétés, finissent par influencer notre réflexion et notre point de vue sur une question donnée. Tel est le cas du fameux « piratage » que tous les intervenants ou presque, journalistes compris malheureusement , utilisent à longueur d’année dans tous les médias lorsqu’ils abordent la question des échanges illégaux entre internautes. En l’état actuel de la langue française le mot « piratage » n’existe pas, ou en tout cas ne bénéficie d’aucune définition précise unanimement admise et reconnue. C’est sans doute la raison pour laquelle le mot « piraterie », bien français celui-là, lui est parfois préféré comme on peut le lire par exemple dans le communiqué n° 421 du ministère de la culture en date du 15 juillet 2004 et qui a pour titre « Piraterie sur internet » [1]. Ce mot ne figure pourtant plus dans aucun code de lois en vigueur depuis l’abolition de la peine de mort en septembre 1981. Auparavant, la loi du 10 avril 1825 la définissait entre autres comme « violences à main armée par commandant de navire envers un autre navire. » Aujourd’hui les juristes s’accordent à considérer que la piraterie est implicitement sanctionnée par l’article 224-6 du code pénal : « Le fait de s’emparer ou de prendre le contrôle par violence ou menace de violence d’un aéronef, d’un navire ou de tout autre moyen de transport à bord desquels des personnes ont pris place, ainsi que d’une plate-forme fixe située sur le plateau continental, est puni de vingt ans de réclusion criminelle. » Nous voyons donc bien qu’en aucun cas les échanges de fichiers sur internet, qui n’engendrent aucune violence, ne peuvent être comparés à des crimes d’une telle gravité, et donc qu’il n’y a pas lieu de parler de pirates ni de piraterie (voir encadré pour l’étymologie de ce mot).

Méfiez-vous des contrefaçons

Il est de plus très simple de nommer les délits qui peuvent être reprochés à certains internautes ; il s’agit de fraude et de contrefaçon. Toute autre appellation peut être considérée comme visant à influencer insidieusement les esprits. Il convient d’également se méfier du terme « vol » que l’on voit apparaître dans les propos de certains intervenants. Ainsi monsieur Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la culture, lors de son allocution lors de la « Réunion de concertation sur la lutte contre la piraterie et sur le développement de l’offre légale à l’ère numérique », c’est son intitulé officiel, a déclaré : « La piraterie, c’est du chômage. C’est du vol. Mais c’est bien plus encore. » [2] Dans cette même allocution on peut aussi noter que le mot « piraterie » est employé 11 fois par le ministre, le mot « contrefaçon » 2 fois et le mot « fraude » jamais. Monsieur Donnedieu de Vabres n’est pas le seul à confondre certains termes, monsieur Bertrand Salord, porte parole du Business Software Alliance [3] a déclaré dans une interview pour le site ZDNet France le jeudi 8 juillet 2004 : « Il faut faire admettre que le piratage de logiciels, c’est du vol. » [4] Et pour revenir aux acteurs du monde du disque, citons la fameuse affiche, vous savez - celle avec le doigt, émanant du Syndicat National des Éditeurs Phonographiques (SNEP) sur laquelle on peut lire : « l’échange de musique sur internet c’est du vol » [5], tout cela faisant sans doute écho au célèbre « télécharger c’est voler, voilà, point ! » de monsieur Pascal Nègre sur France Inter. [6] Bref, à ceux d’entre-vous qui se demandent parfois ce qu’il leur est possible de faire concrètement, pourquoi ne pas commencer par rectifier, très poliment mais avec détermination, les abus de langage que vous pouvez constater autour de vous ? Ce serait déjà beaucoup.

Un peu d’histoire

Le 5 mars 1946 un discours que Winston Churchill prononce à Fulton dans le Missouri marque le début de ce qu’on appela ensuite la guerre froide. La phrase la plus célèbre de ce discours est sans doute la suivante : « De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer s’est abattu sur le continent (...) » Ce discours est globalement mal accueilli en Europe où l’on voit d’abord en l’Union Soviétique un allié qui a permis la défaite du nazisme. Aux États-Unis, le président Harry Truman craint que l’effondrement des économies européennes causé par la guerre entraîne l’extension de l’influence soviétique à l’ensemble du continent. Fin 1946, une première ébauche d’un plan d’aide financière massive de la part des États-Unis est présenté par le secrétaire d’état James Byrne et vise particulièrement la Grèce et la Turquie dont la situation géographique en fait des remparts naturels aux soviétiques. L’étape suivante se déroule le 5 juin 1947, date à laquelle le secrétaire d’état Geoges Marshall présente un autre plan proposant de débloquer 22 milliards de dollars afin de financer la reconstruction de l’Europe. Le congrès trouvant la somme excessive tergiverse et ce n’est qu’en 1948, après que les communistes tchécoslovaques, aidés par Moscou, eurent pris le pouvoir le 25 février lors du coup de Prague, alors que l’Europe traverse un hiver redoutable qui provoque la famine, que le plan Marshall est finalement approuvé. Du 3 avril 1948 au 30 juin 1952, ce seront presque 14 milliards de dollars qui seront prêtés (1,5 Md) ou donnés (11,9 Mds) aux états européens [7] en échange de crédits en monnaies nationales.

L’exception culturelle

Le rappel qui précède a pour but de souligner que l’enjeu idéologique qui anime les questions relatives aux produits culturels est d’une importance au moins égale à celle de l’enjeu économique. Pendant la guerre, l’interruption des échanges avec les États-Unis permit aux grands pays européens (France, Italie, Allemagne) de retrouver un marché intérieur important pour leur production culturelle [8]. Il n’est donc pas étonnant, dès la première demande française de prêt aux américains en 1946 (accords de Washington entre Léon Blum et James Byrne), que ces derniers négocièrent en contre partie des quotas de sorties de films afin de contrer l’influence communiste : ainsi chaque trimestre, 4 semaines étaient réservées exclusivement à la projection de films français pour en maintenir la vitalité tandis que les films étrangers pouvaient être diffusés durant les 9 autres semaines et devaient être doublés en français. Ceci était jugé insuffisant par les syndicats de techniciens du cinéma et les négociations autour du plan Marshall de 1948 furent l’occasion de passer de 4 à 5 semaines par trimestre pour les films français, avec en prime une taxe sur les entrées, sous le contrôle du Centre National de la Cinématographie (CNC - créé le 25 octobre 1946) qui est à l’origine de l’actuelle Taxe Spéciale Additionnelle (TSA). C’est ce qu’on appelle l’exception culturelle, c’est à dire qu’un gouvernement ne peut considérer que des produits et services culturels puissent être soumis à la seule force du marché, car ils ne relèvent pas uniquement du domaine économique mais sont aussi des véhicules idéologiques de modèles de société, de définition de la justice [9] et d’une manière générale de rapports interpersonnels, et dont l’influence ne peut être négligée [10]. ll est donc naturel qu’un gouvernement cherche d’une part à protéger sa culture, tout en se montrant agressif à l’exportation pour tenter de la faire rayonner d’autre part.

Le contrôle des circuits de diffusion

Pendant toute la durée de la guerre froide, la composante idéologique des produits et services culturels continua d’être considérée comme suffisamment importante pour expliquer en partie la relative lenteur de la progression des moyens de diffusion. N’oublions pas trop vite qu’en France certaines chansons ou sketches étaient purement et simplement interdits d’antenne, des enregistrement étant seuls disponibles. Ce n’est qu’au début des années quatre-vingts que les premières radios libres firent leur apparition, et l’abolition du monopole d’état de radiodiffusion était l’une des cent-dix propositions du candidat François Mitterand. À titre anecdotique, il est amusant de souligner que ces radios étaient souvent qualifiées de « pirates » par le pouvoir, les vieilles habitudes ont décidément la vie dure. Après la radio il était logique que la télévision suive et ainsi Canal+ vint enrichir le paysage audiovisuel français en 1984. La chaîne à péage apporta deux innovations majeures : d’abord la diffusion mensuelle d’un film pornographique, ce qui a constitué une part non négligeable de l’essor du magnétoscope [11], au même titre que l’industrie du sexe joue aujourd’hui un rôle certain dans le développement et le succès des programmes peer-to-peer, tout en fondant de grands espoirs dans la téléphonie mobile avec vidéo. Deuxième innovation, de moindre importance en apparence mais qui pourtant bouleversa profondément le monde de la musique : le top 50. Pour la toute première fois le classement n’était plus le reflet du goût arbitraire des responsables des programmes ou des auditeurs, mais celui des ventes réelles de disques en France. Ceci eut deux effets majeurs, d’une part le public s’est habitué à assimiler « succès », « argent » et « qualité », avec pour corollaire inévitable l’amalgame entre « mauvaises ventes » et « mauvais disques. » D’autre part les chiffres des ventes étant également communiqués aux radios, celles-ci ont pris conscience de leur pouvoir en constatant l’impact sur les ventes du nombre de diffusions d’une chanson. C’est ainsi que les radios, et à travers elles les annonceurs, ont indirectement pris le contrôle des maisons de disques. L’effondrement du bloc soviétique au début des années quatre-vingt dix attisa la volonté des groupements économiques d’idéologie libérale d’expédier aux oubliettes l’idée selon laquelle un produit ou un service culturel possède une valeur autre que simplement marchande [12], tandis qu’un certain discours marketing faisait des efforts croissants pour répandre l’idée que le mot « culture » et ses dérivés signifient « chose ennuyeuse pour gens tristes et frustrés. »

Analogique et numérique

Dans le même temps l’évolution des techniques avec en tête le développement du numérique et donc de l’informatique, commença de modifier profondément des pans entiers de l’activité économique. L’industrie du disque comme celle de l’image animée sont loin d’avoir été les premières concernées, les métiers liés à l’imprimerie notamment ont vécu dès la fin des années quatre-vingts des bouleversements d’une telle ampleur que nombreux sont ceux qui ne s’en sont pas remis, dans l’indifférence quasi-générale soit dit en passant. C’est également au cours des années quatre-vingts que les premières résistances s’organisent pour contrer l’avancée des techniques numériques. D’abord de la part des musiciens effrayés par l’arrivée de la norme midi (1982) et du potentiel qu’elle apporte avec les boîtes à rythmes (Linn 9000, 1984), les synthétiseurs polyphoniques (Yamaha DX7, 1983) et enfin les échantillonneurs (Akaï S612, 1986), la machine commençant à remplacer l’homme pour un coût toujours moindre. À la même époque, les producteurs s’inquiètent des brèches possibles dans la protection de leur propriété intellectuelle. Ainsi aux États-Unis, Universal attaque Sony en justice fin 1983 au motif que la commercialisation du magnétoscope « Betamax », en offrant au public la possibilité d’enregistrer un programme télévisé, constitue une violation du droit d’auteur. Le 17 janvier 1984 la cour suprême des États-Unis conclut que la vente de ce type d’équipement ne constitue pas une violation du droit d’auteur d’Universal. Vingt ans plus tard, le 23 août 2004, la neuvième cour d’appel de San-Francisco saisie dans l’affaire Morpheus (logiciel P2P) conclut, en s’inspirant du cas Betamax, que ni les éditeurs de logiciels peer-to-peer ni les propriétaires des réseaux de distribution ne peuvent être tenus responsables d’enfreinte au droit d’auteur [13]. Au cours des vingt années qui séparent ces deux jugements beaucoup se souviennent aussi des débats concernant les enregistreurs DAT, dont les modèles grand public sont limités à la seule fréquence d’échantillonnage de 48 kHz, précisément à la demande des majors pour éviter la copie des CD dont la norme utilise la fréquence de 44,1 kHz. Bref, et nous pourrions remonter jusqu’à l’apparition du piano mécanique, il apparaît clairement que l’industrie du divertissement s’est toujours montrée à priori réticente face à l’innovation technique tant qu’elle ne dispose pas de moyens d’en tirer parti. Il n’y a donc pas à trop s’étonner de la situation actuelle.

Les nouveaux acteurs

Toutefois, la différence fondamentale qui nous sépare des anciens modèles de diffusion des œuvres culturelles tient dans la combinaison entre la démocratisation des nouvelles techniques numériques, informatique en tête [14], et le développement d’un moyen d’interconnecter toutes ces machines entre elles : internet. Auparavant, radios et télévisions étaient à sens unique, des producteurs vers des consommateurs relativement isolés et qui demeuraient perpétuellement étrangers les uns aux autres. Bien sur, il y avait ça et là des associations de consommateurs, mais il n’était pas évident de faire circuler l’information. L’internet change la donne car il confère à tout un chacun un pouvoir de diffusion instantané et planétaire, mais ce pouvoir possède comme toute médaille un revers, vous n’y êtes pas anonyme, ou assez difficilement. Chaque ordinateur connecté à l’internet possède une adresse, appelée IP (pour Internet Protocol), le plus souvent dite fixe, c’est à dire qu’elle est presque toujours la même si vous êtes abonné à l’ADSL. Et quand bien même il lui arrive d’être modifiée, votre FAI (Fournisseur d’Accès à Internet) à l’obligation de garder une trace de vos connexions pendant un an. Cette relative absence d’anonymat est en fait l’un des moteurs principaux qui animent la majeure partie des acteurs concernés directement par ce débat, c’est à dire les majors, les artistes ainsi que les diverses organismes qui les représentent, les créateurs et éditeurs de logiciels, les prestataires techniques d’accès au réseau, les pouvoirs publics et les associations de consommateurs. Tous veulent votre bien, mais qu’entendent-ils par là ? Allez prendre un café, ça devient intéressant...

Si le web m’était conté ( ou faut-il dire compté ?)

Dès le début de l’expansion de l’internet grand public, parfois appelé internet marchand, en 1997, certains acteurs majeurs de la production audiovisuelle, imaginant l’étendue du potentiel de ce nouveau médium, se sont rapprochés des fournisseurs d’accès. Les exemples les plus connus sont bien sur AOL-Time Warner et Vivendi-Universal-Canal+-SFR-Cegetel. La logique qui présida à ces rapprochements était purement industrielle, c’est à dire celle d’un monde où les règles de propriété notamment sont bien établies et relativement incontournables. C’était négliger un facteur essentiel en oubliant que le réseau internet a été mis au point au cours des années soixante-dix par un ensemble d’universitaires américains pour le compte du département de la défense. Cette association entre étudiants-chercheurs et militaires peut paraître assez paradoxale, particulièrement à cette époque où la jeunesse occidentale entrait en rébellion contre l’ordre plutôt strict des générations précédentes, comme l’histoire de la musique en témoigne de façon évidente. Selon Robert Braden, un des pionniers de cette recherche, ceci a eu pour effet de créer une communauté de chercheurs en réseau convaincus que la collaboration est plus puissante que la compétition entre chercheurs. [15] Cet esprit de collaboration, d’échange permanent et de partage du savoir, intégré au plus profond des techniques mises en œuvre dans les divers protocoles d’internet est tout à la fois la chance et le malheur de ces investisseurs qui se sont lancés aveuglément à la conquête du web. Chance parce que les programmes qui en découlent et qui permettent d’envoyer et de recevoir des informations sont gratuits, accessibles et surtout capable d’interopérabilité. C’est à dire que chacun peut les utiliser et les faire fonctionner quel que soit le type d’ordinateur ou de système d’exploitation utilisé. Qui en effet voudrait d’un "internet du Macintosh" qui ne pourrait pas communiquer avec un "internet du PC" qui à son tour ne pourrait rien échanger avec un "internet du Palm" ? C’est cette interopérabilité qui constitue le fondement du succès d’internet et c’est l’accès gratuit aux protocoles et au code source des programmes essentiels au transfert de données qui permet de garder un financement réaliste à son développement. Mais ce sont aussi ces mêmes caractéristiques qui permettent l’invention et la diffusion de toutes sortes de programmes, du peer-to-peer aux virus informatiques, en dehors de toute possibilité de contrôle. En s’associant aux fournisseurs d’accès, les majors donnaient indirectement aux artistes et aux fans les moyens de se passer d’elles, et elles ne tardèrent pas à s’en apercevoir. Mais tenter de limiter cette possibilité signifiait perdre des parts de marché dans l’expansion si prometteuse du haut-débit...

La guerre des nerfs

Première bataille : Napster. Le programme avait une faille juridique car les informations concernant les fichiers échangés par les internautes étaient centralisées. Qu’à cela ne tienne, partage et échanges étant toujours les maîtres mots, décapiter Napster entraîna l’apparition de nouveaux réseaux d’échanges, sans serveur central cette fois. Les plus connus sont sans doute FastTrack (utilisé par Kazaa, iMesh, Grokster) et Gnutella. L’arsenal juridique étant cette fois beaucoup moins efficace il fallait trouver d’autres cibles et c’est au milieu de cette réflexion qu’intervint la destruction des tours du World Trade Center à New York. La RIAA fit alors pression sur le congrès américain pour encourager la promulgation de lois permettant de surveiller davantage les internautes. Cela donna des idées en France où la récente loi sur la confiance en l’économie numérique montre clairement certaines "influences" : « Art. 1er. - La communication au public par voie électronique est libre. L’exercice de cette liberté ne peut être limité que (...) par la nécessité, pour les services audiovisuels, de développer la production audiovisuelle. » [16] Cependant, menacer directement les internautes se heurte rapidement à plusieurs écueils. D’abord, les fournisseurs d’accès, accusés d’utiliser la possibilité de se procurer gratuitement de la musique comme argument commercial, ont beau jeu de faire remarquer aux majors que le recours à la force par voie judiciaire serait plus acceptable si celui-ci s’accompagnait de mesures concrètes visant a offrir une alternative légale simple et efficace. Ensuite, il y a toujours cette caractéristique pour ainsi dire génétique d’internet à inventer et diffuser des programmes toujours plus sophistiqués. Ainsi, suggérer de filtrer les échanges entre internautes va certainement les pousser à utiliser des programmes qui cryptent les informations qu’ils partagent tels que Waste [17] ou le célèbre réseau FreeNet [18]. Cette éventualité représente un problème non seulement pour les majors, mais aussi pour les agences de renseignements des états, même si accuser les majors d’encourager le terrorisme paraît excessif. [19] Enfin, il semble important de souligner qu’aux États-Unis les ventes de disques remontent depuis qu’Universal y a baissé le prix d’un album de 18 à 12 dollars. Au premier semestre 2004, les ventes ont augmenté de 10% par rapport à la même période en 2003, contrairement aux expéditions, c’est à dire les commandes des disquaires, qui ont effectivement baissé de 7% comme s’en plaint bruyamment la RIAA. Le journaliste américain Moses Avalon explique le mécanisme : « Supposons qu’en 2003 j’ai expédié 1000 disques et vendu 700 d’entre eux. Cette année, j’ai vendu 770 disques mais expédié seulement 930. Donc j’ai expédié 7% de moins que l’année dernière. Et c’est cela que la RIAA souhaite faire passer pour une perte auprès du public. » [20] Mais en France on préfère miser sur la baisse de la T.V.A comme le précise Pascal Nègre : « Si on baisse la TVA, le prix baissera : les nouveautés seront à moins de 15 euros. Mais soyons clairs, baisser les prix, c’est détruire nos marges : elles nous permettent d’investir à perte sur de nouveaux talents. C’est ce que l’internaute ne veut pas entendre. [21] », tout en sachant que celle-ci ne peut être décidée qu’au niveau européen et que Bruxelles y est opposé pour trois raisons :

  • Contrairement à l’entrée à un concert ou au cinéma qui peuvent bénéficier du taux réduit de TVA, le contenu des disques n’est pas directement accessible et requiert l’acquisition préalable, par le consommateur, de matériels de lecture spécifique.
  • A l’heure actuelle, tous les États membres taxent l’achat de disques et de cassettes au taux normal.
  • De façon générale, "l’utilisation de la TVA comme moyen au service d’une politique sectorielle a souvent montré peu d’efficacité".

Je te tiens par la barbichette

Dans le même temps, une autre stratégie se met en place, et d’une manière beaucoup plus discrète avec le concours des éditeurs de logiciels, victimes avant-gardistes de l’échange illégal de fichiers. Cette fois, plus question de s’en prendre aux internautes mais à ceux qui leur fournissent des outils pour échanger des fichiers. Il existe pour cela une arme, pour l’instant illégale en Europe mais une procédure est en cours pour la faire adopter : le brevet logiciel. Les logiciels et programmes informatiques sont, pour le moment, protégés par le droit d’auteur puisqu’ils sont à la fois des textes (le code source lisible par un être humain) et des raisonnements mathématiques, deux types de créations de l’esprit qu’il n’est pas possible de breveter. Toutefois le système américain étant beaucoup plus souple à cet égard, de grands éditeurs de logiciels bénéficient de nombreux brevets outre-atlantique qu’ils aimeraient bien voir s’appliquer en France, citons par exemple l’achat en 1-clic d’Amazon déposé en 1997, ou encore le brevet de la société Eolas, déposé en 1998 couvrant tout système permettant d’afficher un contenu dynamique dans une page web. Eolas se fit aussi discrète que possible, attendant que quelque acteur majeur - en l’occurrence Microsoft, équipe Internet Explorer de ce genre de fonction pour entamer une action en justice qui vit Microsoft condamné à verser 521 millions de dollars de dommages à Eolas. Microsoft dispose d’une certaine puissance financière (euphémisme) qui lui permit de faire appel de cette décision et va probablement s’en tirer sans trop de dégâts, mais tout de même après avoir modifié son navigateur. Mais si au lieu de Microsoft, une PME ou un développeur indépendant, à fortiori un bénévole du logiciel libre avait été mis en accusation, aurait-il eu les moyens de s’offrir conseils juridiques et avocats nombreux et compétents ? Sans doute pas, et c’est la raison pour laquelle certains géants américains de l’informatique souhaitent disposer d’un moyen efficace de contrôle de l’innovation technique au travers de la puissance juridique que leur offrirait le brevet logiciel s’il venait à être entériné au niveau européen. Les parlementaires ne se sont pas encore prononcés sur cette question et les débats sont très animés entre antis et pros brevet, ces derniers étant d’ailleurs souvent représentés par Mme Janelly Fourtou, député européen UDF et épouse du PDG de Vivendi-Universal. Ne dit-on pas que les grands esprits se rencontrent ?

L’heure de la conciliation

En dépit des apparences et des tensions, l’orientation générale de la situation semble indiquer que l’on se dirige vers un modus vivendi, on nous pardonnera ce jeu de mots trop beau pour le laisser passer. D’un coté les fournisseurs d’accès vont voir leur croissance ralentir au fur et à mesure qu’une plus grande partie de la population sera connectée, selon un schéma similaire à ce qui s’est produit avec le téléphone portable. Une fois ce marché réparti entre quelques prestataires majeurs, ceux-ci - toujours à l’image de la téléphonie, se constitueront probablement en oligopole en récupérant au passage une bonne part de la place actuelle des diffuseurs radio et télévision. Ils pourront alors négocier d’une part avec les éditeurs de logiciels dans le but de déployer des systèmes de contrôle des échanges et d’autre part avec les producteurs audiovisuels pour alimenter le réseau en contenu, tout en laissant les pouvoirs publics et dans le meilleur des cas certaines sociétés d’auteur empocher leurs taxes au passage. L’absence d’anonymat mentionnée plus haut prendra alors toute son importance en permettant de vous proposer un ensemble d’offres de service sans cesse ajusté en fonction de l’évolution de vos goûts et de vos modes de consommation. Le disque dans tout ça ? L’objet CD ira sans doute rejoindre le 45 et le 78 tours au musée. Car la crise, ou plutôt la mutation actuelle, concerne bien le disque en tant que support mais pas la musique [22] et encore moins le divertissement appuyé sur les nouvelles techniques comme en témoigne le succès des jeux sur consoles ou ordinateurs, du DVD, des sonneries de téléphone ou même de l’usage des SMS. Certaines maisons de disques, celles qui persistent à confondre l’œuvre avec son support, connaîtront sans doute un sort funeste ce qui constitue une chance pour les producteurs indépendants et d’une manière générale les musiciens autonomes. Ceux-ci pourront alors commercialiser leur travail en direct via iTunes ou ses successeurs sans s’en trouver fondamentalement plus mal qu’aujourd’hui. Au fond rien n’a véritablement changé depuis notre premier article sur la question voilà six ans : les problèmes insolubles ne sont pas résolus, les situations inextricables ne sont pas clarifiées et la question essentielle, celle de la place du droit d’auteur dans le monde du copyright, est toujours soigneusement évitée. Mais il s’agit là d’une boîte de Pandore que nous ouvrirons une autre fois...

Petite histoire de la piraterie

piraterie, de pirate : latin pirata du grec peirates, de peiran, "essayer", d’où "tenter la fortune sur mer".

La première occurrence du mot piraterie en français provient du récit de voyage de Binot Paulmier de Gonneville qui, parti de Honfleur le 24 juin 1503 - jour de la Saint Jean-Baptiste, pour braver l’atlantique sud, se retrouva poussé par une tempête sur une côte inconnue qu’il nomma la Côte des perroquets, en fait au Brésil actuel entre Porto Alegre et Rio. Il en ramena l’année suivante un jeune homme de 15 ans nommé Essoméricq qui fut le premier indien d’Amérique du Sud à s’embarquer pour la France. Hélas, alors qu’il atteignait les anglo-normandes, des pirates, l’anglais Édouard Blunth puis le breton Mouris Fortin, forcèrent Gonneville à échouer son navire baptisé l’Espoir sur Guernesey afin de leur échapper. Certains hommes furent épargnés par les pirates mais le journal de bord disparut avec le navire ce qui empêcha de localiser la Côte des perroquets, et donc d’y ramener Essoméricq. Celui-ci adopté par Binot, demeura en France le reste de ses jours qui furent fort longs car il mourut paraît-il à l’âge de 95 ans, un record pour l’époque. Il eût au moins 8 enfants et l’un de ses descendants, chanoine à Lisieux, publia en 1663 un mémoire reprenant une partie du récit de Gonneville, en fait la plainte qu’il déposa contre les pirates à Rouen en 1505. L’histoire est certes belle, mais de récentes recherches ont montré que ce récit fut très probablement remanié par le chanoine pour servir de prétexte à une campagne d’évangélisation de ces "terres australes" qui firent rêver tant de navigateurs. Mais qu’il y ait eu fraude ou contrefaçon, c’est quand même à son ancêtre adoptif que nous devons le mot piraterie...

Bibliographie :

  • Binot Paulmier de Gonneville, Le Voyage de Gonneville (1503-1505) et la découverte de la Normandie par les Indiens du Brésil, étude et commentaire de Leyla Perrone Moisés, traduits par Ariane Witkowski. Paris, Chandeigne, 1995.
  • Jacques Lévêque de Pontharouart “Paulmier de Gonneville son voyage imaginaire” éditions France Quercy, 2000.